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Lecture proposée par Gilbert Thollet |
Religieuse dominicaine et médecin en prison, Anne Lécu
appelle les chrétiens à se montrer «
légitimistes » et appliquer les décisions sanitaires sans état d’âme, au nom du bien
commun. Mais elle propose aussi une profonde méditation pour temps de solitude
et de silence.
Il est 21h,
le niveau 2 du plan blanc de mon hôpital vient d’être activé, ce qui signifie
qu’il faut être prêt à être appelé si besoin, et La Vie me demande de
réfléchir au coronavirus à partir de ma double expérience de médecin et de
religieuse. Ma première réaction à cette demande est assez simple : je n’ai pas
grand-chose à dire, si ce n’est qu’il nous faut être légitimistes. Faire ce que
l’on nous demande de faire est sans doute le plus grand service que nous
pouvons nous rendre mutuellement, au nom
du bien commun. Je n’ai pas la compétence pour dire si nous fermons les écoles
trop tôt ou trop tard, si nous sommes trop souples ou trop rigides, et je pense
que ce n’est pour l’heure pas le sujet. Le moment n’est pas de se demander si
l’on a confiance ou non dans nos autorités, il faut agir ensemble dans la même
direction. Cela est vrai dans la prison. Cela est vrai dans l’Église. Je sais
seulement que pour rien au monde je ne voudrais être à la place de ceux qui ont
à prendre ce genre de décision. Être fidèle au Christ, où que nous soyons,
c’est mettre du lien dans tout ce qui distend et abime le corps social, la
méfiance, l’arrogance, le cynisme, le mensonge, la lâcheté et la division.
Le moment
n’est pas de se demander si l’on a confiance ou non dans nos autorités, il faut
agir ensemble dans la même direction.
Cela rejoint
d’ailleurs une attitude spirituelle somme toute assez banale : c’est quand il n’y a pas de
raison de croire que la foi est la foi, car dépouillée de tout ce qui n’est pas
elle, elle est alors une décision. « Je veux croire » disait Thérèse de
Lisieux. Ce qui est à ma portée, c’est de décider de faire confiance aux
autorités, ou à tout le moins de leur obéir. Il sera toujours temps, une fois
la tornade passée, de faire un retour sur nos décisions pour mieux comprendre
celles qui ont été utiles et celles qui ont été nuisibles.
Mes
collègues médecins en prison, et notamment les responsables de service, s’activent
depuis maintenant plusieurs jours pour tenter d’anticiper au mieux quelque
chose qui n’est que difficilement prévisible. Le système carcéral italien n’est
sans doute pas tout à fait superposable au français avec une part plus
importante d’espaces communs que nous n’avons pas dans les maisons d’arrêt.
Nous ignorons donc pour l’heure comment nous allons traverser la tempête. Mais
le fait que 15% des personnes infectées semblent nécessiter des soins
hospitaliers, et 5% des soins intensifs, n’est pas pour nous rassurer. La
population pénale de Fleury Mérogis est à plus de 4000 détenus, certes plus
jeunes que la population générale. Pourrons-nous hospitaliser tous ceux qui ont
besoin de l’être ?
Ce qui va me
manquer pendant ce temps de carême, ce n’est pas d’abord la communion au corps
du Christ, mais le rassemblement ecclésial.
Sur le plan
ecclésial, j’avoue apprécier les réactions des responsables qui assument leur part et acceptent
que la vie liturgique de leur diocèse soit chamboulée, avec notamment la
fermeture d’églises, au nom de ce même légitimisme. À nous maintenant de
trouver du sens à tout cela. Je réalise à quel point ce qui va me manquer
pendant ce temps de carême, ce n’est pas d’abord la communion au corps du
Christ, mais le rassemblement ecclésial, lors duquel ensemble nous communions
au corps du Christ. L’isolement imposé nous fait réaliser que l’Église est une
communion, et je trouve que l’occasion est propice pour penser à tous ceux qui
sont ordinairement éloignés de la communion, parce qu’ils sont malades et
isolés, parce qu’ils habitent au fin fond de l’Amazonie, ou parce que la
discipline de l’Église leur demande de ne pas communier. Notre solitude imposée
par temps de carême, et sans doute même pour les fêtes pascales nous oblige à
prendre conscience que nous ne sommes pas chrétiens pour nous, mais pour les
autres, pour le monde. Lorsque nous célébrons l’eucharistie, lorsque nous
communions au corps livré du Christ, nous le faisons pour ceux qui ne sont pas
là, car le corps du Seigneur est livré pour la multitude. Alors,
désormais confinés, il nous faut croire que nous sommes associés à ce mystère,
avec ceux qui peuvent le célébrer, car ils le célèbrent pour nous.
Il y a là un
autre point de jonction entre mes deux « mondes » : les soignants vont donner de leur
temps, de leur fatigue, pour les autres. À chacun de nous, en ce temps
différent, de trouver ce qu’il peut faire « pour » l’autre, en étant vigilants
vis-à-vis des plus âgés, des plus isolés. Voilà ce qu’est une vie eucharistique
: prendre soin de l’autre, car son existence est un cadeau.
Notre
solitude imposée par temps de carême nous oblige à prendre conscience que nous
ne sommes pas chrétiens pour nous, mais pour les autres.
L’an
dernier, nous étions essorés par la découverte de l’ampleur des crimes sexuels de
notre Église. Nous venons de commencer le carême dans la stupeur de l’emprise
exercée par Jean Vanier sur des femmes mises en situations de sujétion
spirituelle. Depuis l’année dernière, j’attends de mon Église qu’elle cesse
d’ajouter du malheur au malheur en parlant quand il faudrait se taire et en se
taisant quand il faudrait parler. D’une certaine manière, par cette épidémie de
coronavirus, l’occasion nous est donnée
du silence.
Prenons le
temps de lire la Bible, d’écouter la parole de Dieu, de la partager quand c’est possible avec nos
proches. Prenons le temps de nous asseoir et de prier, pour ceux qui ne le
peuvent pas, pour les malades, pour ce monde bouleversé et bouleversant.
Humblement. Pour ceux qui vont veiller dans la nuit. Pour les pauvres qui n’ont
pas de maison où être confinés, pour les étrangers qui n’ont pas de pays où
s’asseoir, pour les victimes des trafics humains les plus sordides, pour tous
ceux qui ont quitté nos assemblées par désespoir, mais aussi pour les méchants,
pour les larrons, de qui le Christ crucifié a voulu se faire proche au point
d’être confondu avec eux. Il tient en ses deux bras ouverts l’humanité
éparpillée que nous sommes. Prenons le temps de nous tenir, là, au pied de la
croix du Christ, comme le disait Pierre Claverie. Car, ajoutait-il, tout le
reste n’est que poudre aux yeux.
L’Église se trompe si…
« Si
l’Église n’est pas sur les lieux de fracture de l’humanité, que fait-elle ? Jésus
place son Église sur ces lignes de fracture, sans arme, ni aucune volonté ni
aucun moyen de puissance. La place de l’Église est sur toutes les lignes de
fracture, entre les blocs humains et à l’intérieur de chaque être humain,
partout où il y a des blessures, des exclusions, des marginalisations. […]
Où serait
l’Église de Jésus-Christ, elle-même Corps du Christ, si elle n’était pas là
d’abord, au pied de la croix ? Je crois qu’elle meurt de ne pas être assez
proche de la Croix de son Seigneur. Si paradoxal que cela puisse paraître,
comme le montre bien Saint Paul, sa force, sa vitalité, son espérance et sa
fécondité, lui viennent de là. Pas d’ailleurs, ni autrement. Tout, tout le
reste n’est que poudre aux yeux, illusion mondaine. Elle se trompe elle-même et
elle trompe le monde lorsqu’elle se situe comme une puissance parmi d’autres,
comme une organisation humanitaire ou même comme un mouvement évangélique à
grand spectacle. Elle peut briller, elle ne brille pas du feu de l’amour “fort
comme la mort”, comme le dit le Cantique des Cantiques. Car il s’agit bien ici
d’amour, d’amour d’abord et d’amour seul. Une passion dont Jésus nous a donné
le goût et tracé le chemin : “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa
vie pour ses amis”. »
Pierre Claverie,
(1938-1996), évêque d’Oran. Extrait de sa dernière homélie donnée en France,
parue dans La Vie spirituelle n°721, décembre 1996.
3 conseils pour prier au temps
du coronavirus
Voilà trois suggestions pour prier en cette période de
carême où certains risquent de se trouver privés de messe hebdomadaire, pour ne
pas dire quotidienne. Tout temps de crise peut susciter des prises de
conscience ou faire germer des attitudes nouvelles. Saisissons cette chance
donnée par cette mauvaise épidémie pour grandir dans la vie en Dieu.
1. Méditer la prière eucharistique avec Tolkien
A l’école de
J.R.R. Tolkien, le célèbre auteur du Seigneur des anneaux, je vous propose
d’entrer dans une forme de prière peu connue. A un de ses fils, il recommande
de mémoriser le canon de la messe (aujourd’hui la prière eucharistique n°1).
Car, précise-t-il « tu peux le réciter dans ton cœur si jamais des
circonstances difficiles t’empêchent d’assister à la messe ». Sans aller
jusqu’à l’apprendre par cœur, méditons sous le regard de Dieu ces paroles dont
nous ne percevons plus la force pour les avoir trop entendues. Nous pouvons le
faire à l’heure de la messe en nous unissant à tous ceux qui célèbrent ensemble
l’eucharistie (Lettres, 8 janvier 1944).
2. Privilégier l’oraison avec Marthe Robin
L’absence de
messe de semaine est aussi l’occasion de découvrir ou de renouer avec
l’oraison, cette prière silencieuse durant laquelle on s’unit à Dieu en posant
des actes de foi, d’amour, de charité (« J’ai foi en toi mon Dieu, je
t’aime, j’espère en tes promesses... »). La vénérable Marthe Robin, une
grande figure du siècle dernier, jugeait cette pratique quotidienne plus
profitable encore que la messe de semaine. A la question : « Que vaut-il
mieux faire : l’oraison ou la sainte communion ? », elle répondait : «
Les deux sont vivement à conseiller. Mais s’il faut porter une préférence, je
crois que je répondrais l’oraison, car l’oraison est une disposition et une
préparation immédiate à la sainte communion. La communion fréquente est un
conseil, l’oraison est un divin précepte : “Priez, priez sans cesse”, dit
Jésus. Or il est difficile de bien prier et de prier sans cesse si le cœur ne
se remplit pas de bonnes, de saintes pensées, fruits de la méditation…
Quelqu’un a dit : on trouve des chrétiens qui communient tous les jours et qui
sont en état de péché mortel. Mais on ne trouve jamais une âme qui fasse «
oraison » tous les jours et qui demeure dans le péché » (noté par elle 4
avril 1930, Prier 15 jours avec Marthe Robin, Éd. nouvelle cité, p.44).
3. Se tourner vers les personnes vulnérables avec
saint Vincent de Paul
Dans cette
période où les individus les plus fragiles, notamment les personnes âgées,
peuvent connaître l’isolement et l’angoisse, on doit se tourner vers elle, leur
signifier notre présence, par le téléphone, le courrier, l’attention aux
voisins. Et cela est encore prier. Saint Vincent de Paul affirmait en effet :
« S’il faut quitter l’oraison pour aller à ce malade, faites-le et ainsi vous
quitterez Dieu à l’oraison et vous le trouverez chez ce malade. » Et
encore : « C’est quitter Dieu pour Dieu » ( Correspondance,
Entretiens, Documents. Publié en 15 volumes par Pierre Coste, X,554,
IX,226, X,541, X,595, X,693).